Michel Butor, feu follet des lettres
Un texte de Francine de Martinoir, publié le le 25 août 2016 dans La Croix
À l’écart des modes, brillant et inclassable, l’écrivain qui
chemina avec les tenants du Nouveau Roman n’appartenait à aucune école. Décédé mercredi 24 août à l’âge de 89 ans, il laisse une
œuvre aux mille visages, érudite et ouverte aux merveilles du monde.
L’écrivain Michel Butor, le 5 décembre 1964. Stringer/AFP
Bien qu’il n’ait jamais accepté d’être considéré comme un
écrivain prolixe, Michel Butor a publié 1 500 livres, jusqu’à une anthologie
personnelle de Victor Hugo et un recueil d’épîtres sur la tenture de
l’Apocalypse du château d’Angers, au printemps derniers – des inédits sont
encore annoncés pour l’automne. Dans cette bibliographie impressionnante
figurent aussi des textes très brefs, des affiches, des plaquettes pour
artistes ou des cartes postales. Cette œuvre immense, connue et reconnue sur le
plan international, reste pourtant à découvrir.
Né à Mons-en-Barœul (Nord) en 1926, Michel Butor avait,
après des études de philosophie, suivi un cursus universitaire qui l’entraîna
d’un bout à l’autre de la planète, avec deux pôles importants, les États-Unis
et l’Égypte, et plus tard, la découverte émerveillée du Japon. S’il passa les
dernières décennies de son existence dans un petit village de Haute-Savoie,
dans une maison un peu isolée qu’il avait appelée « À l’écart », il vécut
longtemps entre deux ou trois pays, de multiples avions, et divers fuseaux
horaires.
Son plus célèbre roman, La Modification
Dans Passage de Milan, qui parut en 1954 dans l’indifférence
générale, puis dans L’Emploi du Temps, (1956) qui le fit accéder à la
notoriété, on pouvait déjà déceler ce qui serait un des motifs récurrents de
son univers : la prégnance d’un lieu. À l’évocation d’un immeuble dans son
premier roman, succéda celle d’une petite cité anglaise, Bleston, triste,
ennuyeuse et devenue pour le narrateur français exilé une énigme fascinante.
Dans le troisième, La Modification (1957), qui obtint le
Prix Renaudot, une ville est encore au cœur de la narration. Au terme d’un
voyage en train Paris-Rome, le héros qui veut rejoindre la femme aimée comprend
que son amour était en fait attirance pour cette ville.
Ce qui surprit les lecteurs – le vouvoiement à l’égard d’un
narrateur invisible – fut à l’origine d’un malentendu. Butor fut classé parmi
les écrivains du Nouveau Roman, aux côtés d’Alain Robbe-Grillet, Nathalie
Sarraute, Robert Pinget, Claude Simon, publiés autour de Jérôme Lindon, aux
Éditions de Minuit. Pourtant rien ne les rattachait, à part le refus de la
fiction utilisant les formes traditionnelles. Le fameux colloque de 1971 à
Cérisy montra bien que, dans ce groupe dominé par la stature, déjà médiatique,
indiscutable à l’époque, de Robbe-Grillet, Butor demeurait un marginal.
1 500 livres mais seulement quatre romans
Son quatrième roman fut le dernier : Degrés (1960) est le
journal de bord d’un professeur de lycée parisien qui tente d’expliquer à ses
élèves et en particulier à deux d’entre eux la découverte et la conquête d’un
autre endroit du monde, jusqu’alors inconnu, l’Amérique. À la fin de ce récit
improbable, le narrateur renonce à son effort pour saisir l’immensité d’un lieu
bien plus vaste que dans les précédents textes, l’espace américain, tout comme
le romancier abandonne alors le genre romanesque. Sur cet éloignement, Butor
s’est expliqué à plusieurs reprises. De la matière romanesque, il pensait
qu’elle se trouve toujours au cœur de ses textes, mais ne se cristallise plus
dans un roman.
Son voyage aux États-Unis en 1960 l’amène à chercher des
formes littéraires différentes pour saisir la réalité par d’autres moyens, dans
la direction qu’il avait pressentie dès 1955, lorsqu’il déclarait que le roman
devait être « le récit fondamental dans lequel baigne notre vie tout entière. »
Ce récit fondamental, il va désormais, tout en veillant à déconstruire cette
notion de genre, le chercher du côté de la poésie et, chose surprenante
peut-être au premier abord, de la poésie épique et didactique.
Saisir la planète par la lecture, le voyage, le rêve
Mais pour Michel Butor, l’activité poétique doit désormais
prendre en compte la société, l’Histoire et aussi l’avenir, dans un monde qui
bouge : Dans Mobile, (1962) Où (1971), Boomerang (1978) rassemblés sous le
titre Génie du lieu, l’écrivain veut saisir la planète et pour cela, il puise à
trois sources, les lectures, les voyages, les rêves. Le personnage alors
disparaît complètement, remplacé par l’écrivain lui-même, livrant en train,
bateau, avion, un journal de bord, récit ou fragment de récit, remplacé aussi
par des voix, une multitude de voix se croisant, se répondant parfois, souvent
anonymes, parlant du quotidien, du paysage, de vieux mythes.
Le plan d’une petite ville inquiétante est remplacé par des
précisions géographiques, des cartes routières, la page est traversée par des
collages, des télescopages, comme si le matériau brut débordait toujours de la
phrase ou du paragraphe. L’espace de Butor ressemble ainsi à un univers en
expansion que l’écriture doit tenter de capter, composite, fluctuant.
Boomerang (1978) est une double exploration, celle de
l’hémisphère sud, celle des possibilités de la page blanche, disposition des
caractères et des couleurs. Et il avoue que ses efforts pour réduire à une
fiction unifiée la matière diverse contenue à travers les images du sommeil
dans Matière de rêve (1975-1985) ont toujours été vains.
Une fréquentation assidue d’autres artistes
Dans cette tentative pour tout saisir, Michel Butor, dans la
série Répertoire, fait la part belle aux écrivains du passé comme Balzac ou
Joyce. Son activité de lecteur accompagne son écriture en même temps qu’il fait
appel aux peintres (Jacques Hérold, Alechinsky), aux musiciens (Pierre Boulez,
Henri Pousseur), aux philosophes (Starobinski), et peu à peu il en vient à la
conception d’un « livre – objet », puis du livre numérique.
Très tôt, il avait prédit la disparition du livre sous la
forme habituelle. Constatant que le texte était en train de changer de support,
il présente Gyroscope (1996), avec une construction tête-bêche, huit centres du
monde (le Mexique, Angkor, la Chine…) huit lieux, huit faisceaux de récits, et
le lecteur, dit-il, « est invité à zapper ». Cette tentative pour dévorer le
monde fait penser à celle de Claudel dans Le Soulier de satin, mais l’Annoncier
de la première scène se sentait relié aux corps célestes, à la terre gorgée de
signification de la Contre-Réforme.
Capter les images du monde
Michel Butor, lui, veut simplement capter les images du
monde saisissables par la science de demain. À propos de Dieu, il déclarait : «
C’est un concept qui s’est tellement éloigné de nous qu’on ne peut même plus
prétendre qu’il n’existe pas. Autrefois, ça avait encore un sens de dire « Dieu
existe » ou « Dieu est mort ». Mais aujourd’hui, qu’est-ce que ça pourrait
vouloir dire ? Il est tellement loin qu’il n’est même plus mort… Sur
l’existence de Dieu, je laisse donc la parole aux techniciens de la question. »
Là se trouve sans doute la limite de cet univers que Michel
Butor aurait voulu sans limite. Par sa fascination pour la technique, les
machines et leur fonctionnement, il reste attaché aux partis pris littéraires
et philosophiques de la seconde moitié du vingtième siècle.
Francine de Martinoir
Les principaux éditeurs de Michel Butor sont les Éditions de
Minuit, puis Gallimard et enfin les Éditions de la Différence qui ont entrepris
la publication de son œuvre entière.