Le riche héritage de Michel Butor
Michel Butor a
laissé derrière lui une œuvre copieuse où s'entremêlent romans, poésies,
écrits sur l’art et textes expérimentaux. Retour sur le parcours d'un écrivain
qui échappe à toute classification.
Butor a radicalement changé la conception du roman.
De Lola Latham, le 31 août 2016 à Genève
Le père du nouveau roman a quitté ce monde mercredi 24 août
à l’âge de 89 ans. Auteur de romans, d’essais, de critiques d’art et de musique
et de poésie, Butor a dans son parcours 1 500 différents titres. Cet écrivain
était aussi un explorateur tantôt par le fait qu’il expérimentait tout le
temps de nouvelles choses dans le domaine de la création artistique, tantôt
par le fait qu’il visitait de nombreux pays comme l’Egypte, la Grèce,
l’Angleterre, les Etats-Unis et enfin la Suisse.
Il était président du jury de la thèse de doctorat de
l’écrivaine égyptienne Fawzia Al-Ashmawy, professeure de littérature à
l’Université de Genève, aujourd’hui à la retraite.
Elle regrette infiniment sa disparition. « C’était mon
collègue à l’Université de Genève. Il enseignait la littérature française et
moi la littérature arabe. Le hasard avait fait que nous ayons nos séminaires le
même jour, ce qui nous donnait la possibilité de nous voir et d’échanger nos
points de vue tous les mercredis. J’avais la possibilité de discuter avec lui
autour de l’actualité et des affaires culturelles. Chaque fois qu’il me
rencontrait, il me disait : Bonjour l’héritière de Hatchepsout et de Cléopâtre
».
« En Egypte, il a beaucoup appris »
En Egypte, l’année scolaire 1950-1951. C’était la dernière
année de règne du roi Farouk, avant la Révolution de 1952. Il y avait un
ministère de l’Education très francophile, avec le fameux Taha Hussein comme
ministre de l’Education, qui avait essayé de mettre le français à égalité avec
l’anglais dans l’enseignement secondaire égyptien. A cette époque-là, l’Egypte
était sous le protectorat britannique et la majorité des intellectuels
essayait de se dégager de cette domination avec l’apprentissage de la langue
française qui devait être un moyen de libération. « Alors, l’Egypte a fait
venir un certain nombre de jeunes professeurs français. Butor était en fait
venu en Egypte parce qu’il avait préféré le service civil au service militaire
», poursuit Fawzia Al-Ashmawy.
Il détenait une licence de philosophie, et il s’est
retrouvé dans une petite école secondaire de Minya, à 240 kilomètres au sud du
Caire, devant des classes de 60 élèves. « Ils étaient beaucoup plus costauds
que moi et ne savaient pas un mot de français. Du coup, j’ai communiqué avec
eux par le tableau noir. Je faisais des dessins que j’agrémentais de légendes
parlées. Une bonne partie avait complètement renoncé à comprendre, ils étaient
très agités. C’était très dur. Mais j’ai appris à explorer des modes
d’expression qui sont devenus par la suite des plaisirs artistiques », dit-il
dans un entretien avec Livres, en 2013. Fawzia Al-Ashmawy reprend : « Butor
avait beaucoup lu sur l’égyptologie et a visité tous les vestiges du Caire et
de Louqsor. Il était en complète admiration des Pyramides ».
Mais pour lui, son dernier voyage en Egypte était
dramatique. En 2006, Butor a été invité au Caire par l’ancien ministre de la
Culture, Farouk Hosny. « Il avait les larmes aux yeux en me racontant sa visite
aux pyramides, et la quantité de zones sauvages qui entouraient ce ruban
pharaonique unique au monde. Choqué, il me demandait comment un endroit comme
celui-là est laissé en proie à des habitations sauvages ? », poursuit-elle.
En 1982, Al-Ashmawy terminait sa thèse de doctorat et il
fallait choisir un jury. « Avec l’accord de mon directeur de thèse, j’avais
choisi Michel Butor pour en être président. Il était romancier, et moi, mon
doctorat était sur les romans de Naguib Mahfouz. Butor avait en effet lu
quelques passages de La Trilogie de Mahfouz ».
Mais était-il suffisant de lire La Trilogie pour être un bon
président de jury ? Fawzia reprend : « En 1982, Naguib Mahfouz n’était pas
encore connu en Europe. Il ne l’a été qu’avec le Nobel en 1989. Il n’y avait de
traduit de ses œuvres que Le Voleur et les chiens, puis il y a eu La Ruelle
des miracles, chez Sindbad. Donc, ni Michel Butor ni quelqu’un d’autre ne
pouvait connaître Mahfouz. La première thèse, le premier livre en langue
française qui a été publié sur Mahfouz était le mien, La Femme et l’Egypte
moderne dans l’œuvre romancière de Naguib Mahfouz. Ma thèse était composée de
800 pages, et de la traduction en français de son roman Miramar, en 400 pages.
Il a lu mes 1 200 pages avec beaucoup d’intérêt. Il a émis bien sûr quelques
remarques dans Miramar, et m’a dit que Zohra, l’héroïne du roman, le faisait
penser à l’Egypte qui s’est vu fuir de son destin plongé dans l’ignorance vers
une cité libérale ».
Obtenant son doctorat avec la mention Très Honorable,
Al-Ashmawy se rappelle encore ce que lui avait dit Butor à l’époque : « Ne
croyez pas que vous avez terminé vos études en obtenant le plus haut grade
universitaire. Vous venez de faire votre premier pas sur le chemin de la
recherche académique. Je vous encourage à devenir écrivaine », lui a-t-il dit.
Un grand humaniste
Pour Al-Ashmawy, Butor n’était pas uniquement professeur
d’université. C’était un grand humaniste.
« C’était quelqu’un de très simple, humble. Il portait tout
le temps une chemise de travail et une salopette foncée. On pouvait distinguer
sa silhouette de loin. Sa barbe était longue à la Victor Hugo. Il était très
cultivé, il aimait la musique, la peinture, et souvent, il les mélangeait avec
la littérature dans des créations artistiques uniques ».
Fils d’un cheminot, il avait la possibilité de prendre le
train gratuitement autant qu’il le voulait. C’est d’ailleurs dans un train
qu’il a écrit son chef-d’œuvre La Modification qui lui a valu le prix
Renaudot. Et quand il fut nommé professeur de littérature à l’Université de
Genève, il a habité en France voisine et jusqu’après sa retraite. Il résidait
dans un endroit très calme en Haute-Savoie, dans une propriété qu’il avait
nommée A l’écart … mettant ainsi en pratique son désir de vivre à l’écart du monde.
« Je l’ai interviewé pour le compte de l’hebdomadaire littéraire Akhbar
Al-Adab en 1996, à la demande du grand écrivain Gamal Al-Ghitani. Butor
m’avait reçue très amicalement et s’est laissé photographier simplement. J’ai
eu le récit de sa vie, surtout celui de ses débuts, quand personne ne voulait
prendre son premier manuscrit », dit Al-Ashmawy.
Elle pense que Butor mérite bien son surnom de Père du
nouveau roman parce qu’elle voit qu’il a changé radicalement la conception du
roman. Avant lui, le roman était une histoire soit d’un couple, d’une famille,
d’une ville ou d’un village, avec un début et une fin. « Les romans de Butor,
d’Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute décrivent des situations, des
séquences de vies. Dans leurs romans, il y a plus d’une histoire, il y a des
observations. Il y a évidemment un seul thème. Mais un thème n’est pas une
histoire. En général, il n’y a ni début ni fin. Il n’y a pas non plus de héros
ou d’héroïne uniques dans le roman. Juste des personnages qui s’entremêlent ou
qui ne se connaissent pas. Le lieu est en principe le héros. Alaa Al-Aswany a
imité cette tendance dans son œuvre L’Immeuble Yacoubian. Plusieurs jeunes
talents littéraires préfèrent ce penchant littéraire aujourd’hui », affirme
encore Al-Ashmawy. Et de conclure : « Je regrette beaucoup qu’il n’ait pas été
élu à l’Académie française et qu’on ne lui ait pas donné la valeur que méritait
quelqu’un de son calibre. Il était humble et ne cherchait pas à se faire
connaître. Il acceptait difficilement de participer à la vie culturelle, et
souvent, rejetait les fastes de la célébrité. Adieu cher collègue ».