Le musée imaginaire de Michel Butor
Deux beaux livres pour saluer l’auteur de « La Modification »
Article paru dans Le Temps le 19 novembre 2016
Article paru dans Le Temps le 19 novembre 2016
Michel Butor devait fêter cet automne ses 90 ans. Il s’y
préparait fébrilement mais, en quelques jours, la maladie l’a terrassé dans un
hôpital haut-savoyard. Disparu le 24 août dernier, il laisse une œuvre
foisonnante, une nébuleuse en perpétuel mouvement dont la partie la plus
chatoyante rassemble les innombrables « livres d’artistes » – près de deux mille !
– réalisés avec ses amis peintres, graveurs, photographes ou sculpteurs. Un
geyser ininterrompu, des trésors de bibliophilie qui sont le fruit d’un
dialogue fécond entre le texte et l’image, entre la plume et le pinceau.
Fil d’Ariane
Ces dernières années, l’auteur de «La Modification» avait
fait don d’une centaine de ces livres d’artistes à la Fondation Bodmer de
Genève et on les retrouve dans un magnifique catalogue supervisé par Isabelle
Roussel-Gillet et le photographe Naomi Wenger : Bibliotheca Butoriana
Bodmerianae, où la poésie de Butor sert de fil d’Ariane aux œuvres d’Alechinsky
ou de Jacques Hérold, de Julius Baltazar ou de Bertrand Dorny, de Marc Pessin
ou de Martine Jaquemet, de Grégory Masurovsky, de Patrice Pouperon ou d’Anne
Walker.
Eaux-fortes, herbiers
Mêlant les sensibilités et les supports – aquarelles,
eaux-fortes, lavis, herbiers, affiches, collages, pliages, photos, éventails,
livres-objets –, ce catalogue est à lui seul un merveilleux musée imaginaire,
un kaléidoscope onirique né d’un compagnonnage à la fois affectif et spirituel
avec ceux que Butor disait être «ses inspirateurs», avant d’expliquer: «Depuis
mon premier livre d’artiste, au début des années 1960, ces collaborations m’ont
poussé à me renouveler constamment. Chaque artiste m’a posé des problèmes
différents et a été, en quelque sorte, une clé pour découvrir de nouvelles
chambres imaginaires. Les œuvres des autres me poussent à écrire des choses
que, sans eux, je n’aurais pas pu inventer. Ces œuvres, je les interroge et,
ensuite, elles m’inspirent une thématique mais également tout un registre de
vocabulaire et de métaphores, une syntaxe inédite, comme un nouveau monde
littéraire s’ouvrant sous ma plume.»
Histoires intimes
Au rez-de-chaussée de la maison savoyarde de Butor, à
Lucinges, il y a une haute armoire normande où il conservait ses objets les
plus chers, babioles, talismans ou souvenirs rapportés des quatre coins de la
planète. Les voici rassemblés – et photographiés par Olivier Delhoume – dans
«La grande armoire», un album auquel Butor a eu le temps d’ajouter ses propres
commentaires, avant de disparaître. Ces objets, explique-t-il, résument toute
sa vie. Et ils sont la source de multiples histoires intimes, qu’il s’agisse
des puzzles ou de la lanterne magique de son enfance, du daguerréotype ou de la
boîte à pinceaux de son adulescence, à quoi s’ajoutent toutes sortes de
souvenirs liés à ses trois maisons – entre la banlieue parisienne, Nice et
Lucinges.
Mais on découvre aussi, sur les cinq étagères de la grande
armoire, tous les trophées dénichés par le globe-trotter Butor, des poteries du
Nouveau-Mexique, des masques brésiliens ou africains, une bouilloire japonaise,
une jarre phénicienne, une pointe de lance australienne, un couteau lapon, une
vertèbre de baleine inuit, un cheval chinois bicolore ou un nécessaire
d’écrivain – plume et encrier – venu d’Egypte… Ce catalogue de curiosités – 80
au total – ressemble à un jardin secret dissimulé dans une simple armoire, une
armoire qui a pourtant les dimensions du monde. Portes ouvertes sur les
lointains, comme l’œuvre de Butor.
Couverture
Isabelle Roussel-Gillet et Naomi Wenger, « Bibliotheca
Butoriana Bodmerianae » Les livres d’artistes de Michel Butor à la Fondation
Martin Bodmer, Editions Notari, 300 pages.
Michel Butor et Olivier Delhoume, « La grande armoire », Editions Notari, 200 pages.