En cliquant sur les onglets ci-dessus, vous pourrez retrouver les souvenirs de la venue de Michel Butor à Mons-en-Barœul le samedi 5 mars 2011 (Le retour dans sa maison natale, l'hommage à la Maison Folie du Fort de Mons et des moments émouvants avec notamment un vivat flamand et la découverte de l'iPad lors d'un repas à l'Hamadryade de Villeneuve d'Ascq). Le samedi 5 mars après midi Michel Butor a inauguré au musée Sandelin à St Omer une exposition qui lui était consacré (onglet St Omer). Nous avons ajouté les émotions du 18 mai 2012 à Mons (restaurant du Fort, découverte de la bibliothèque et vernissage dans la salle d'exposition du fort) et le lendemain lors d'une visite privée au musée de la piscine de Roubaix et son intervention à la médiathèque l'Odyssée à Lomme. Merci au groupe des amis de Michel Butor qui a permis à Michel Butor de retrouver sa ville natale.

L'inconnu célèbre



Michel Butor : " On dit souvent de moi que je suis un inconnu célèbre "

Père du nouveau roman, l'écrivain prolifique travaille, à 86 ans, à la réédition de ses œuvres complètes. Et fait preuve d'un enthousiasme d'adolescent pour le numérique.

16/03/2013 Propos recueillis par Marine Landrot - Télérama n° 3296


Solide comme un roc, avec son éternelle salopette vert sapin, sa barbe très Hubert Reeves et sa bienveillance rieuse, Michel Butor ouvre la grille blanche de sa maison « A l'écart », posée derrière l'église de Lucinges, en Haute-Savoie. Une demeure de bric et de broc sur laquelle il a écrit un poème. Il a le pas léger, et c'est comme une apparition sur la neige.

Les trois chiens sont dans leurs cages, à côté du piano qui s'est tu depuis la mort de sa femme Marie-Jo, il y a deux ans. A 86 ans, l'homme escalade sûrement le colimaçon de bois qui mène à son immense bureau où se regardent trois tables, signe de la démultiplication permanente de cet écrivain prolifique. Etiqueté chef de file du nouveau roman, avec la parution en 1957 de La Modification (qui vouvoyait le lecteur et décrivait par le menu le voyage ferroviaire d'un homme en route vers Rome), Michel Butor a ensuite définitivement rompu avec ce genre littéraire.

© Photo de Rudy Waks

Philosophe, poète, auteur de livres d'artistes, d'albums pour enfants, professeur, théoricien sur la musique, la peinture, la littérature, photographe, il n'a cessé de parcourir le monde, à la recherche du renouvellement perpétuel. Inclassable, insaisissable, en mouvement permanent, Michel Butor pourrait aisément reprendre à son compte la devise de Jules Berry dans Les Visiteurs du soir : « Oublié dans son pays, inconnu ailleurs, tel est le destin du voyageur... » Si son nom d'oiseau est familier à tous, peu connaissent l'oeuvre foisonnante de ce flâneur invétéré, que les éditions de la Différence ont entrepris d'éditer intégralement, l'année de ses 80 ans. Michel Butor continue de participer activement à ce travail titanesque, loin d'être achevé.

Nous sommes assis dans votre bureau, et ce qui frappe, c'est le silence absolu...

J'ai choisi cette maison, avec ma femme, pour ses qualités acoustiques. En montagne, le bruit monte de la vallée. Si on est sur les pentes, les routes font des lacets, on entend les automobiles changer de vitesse pour virer, et c'est une véritable gêne sonore. Dans cette maison, je n'entends que les bruits naturels. Le vent dans les arbres, le coulis du torrent, les rires des enfants dans la cour de récréation, le chant des oiseaux, les cloches de l'église.

J'ai besoin de silence, parce que, avec le temps, je suis devenu de plus en plus sensible. J'ai perdu une partie de l'audition, mais paradoxalement, au fil des années, l'écriture a aiguisé ma perception de ce qui m'entoure, et j'ai besoin de me mettre « à l'écart », comme le dit le nom de cette maison. La photographie a beaucoup affiné ma perception visuelle. Autrefois, au temps du noir et blanc, le photographe était celui qui comprenait ce que devenait une image lorsque la couleur en était partie. Depuis, je réussis à analyser le rôle de la couleur à l'intérieur de ce que je vois.

Le nouveau roman a aussi été pour moi une école du regard. Pour pouvoir décrire parfaitement les choses, je me suis mis à les observer avec beaucoup plus de précision. Puis, quand j'ai écrit sur la musique, je me suis mis à faire attention à la façon dont les mots résonnaient, dont j'entendais le bruit du monde. Ce qui fait que je perçois la réalité avec une acuité un peu particulière...

Cela vient-il aussi de votre mère, qui était sourde ?

Ma mère est devenue sourde à son dernier accouchement. Ça a été pour moi une très grande perte, un très grand malheur. C'est une des raisons pour lesquelles je n'ai pas continué le violon, parce qu'elle ne pouvait plus m'entendre. Elle avait une surdité absolue. Le nerf auditif ne répondait plus. A cette époque-là, la langue des signes n'était pas du tout développée. Elle a donc appris à lire sur les lèvres. Ma grand-mère, qui n'a pas admis la surdité de sa fille, n'a jamais voulu apprendre à articuler convenablement. Tous les soirs, elle écrivait le compte rendu de la journée pour ma mère, que cela exaspérait prodigieusement, et qui ne le lisait pas. Pendant des années, je me suis endormi en voyant, par ma porte entrebâillée, ces deux femmes ne pas réussir à dialoguer, ça se terminait souvent par des larmes. Ça a été très important dans mon enfance.

“ Nous pouvions avoir avec ma mère des conversations silencieuses passionnantes, que personne n'entendait. ”

En revanche, la lecture sur les lèvres marchait très bien avec ses enfants. Il nous fallait articuler les sons, mais il n'y avait pas besoin de les émettre. Donc pendant que les autres parlaient entre eux, nous pouvions avoir avec ma mère des conversations silencieuses passionnantes, que personne n'entendait, qu'elle seule percevait. Avec elle, nous pouvions parler autrement qu'avec les autres, parce que nous pouvions parler silencieusement. Articuler de la sorte m'a beaucoup préparé pour mon rôle de récitant dans des œuvres musicales.

© Photo de Rudy Waks
Qu'aimez-vous dans ce rôle de récitant ?

Etre à l'intérieur de l'orchestre, et donc entendre la musique autrement que dans le public. Généralement, lors d'un concert, les musiciens sont sur scène, et le public, face aux musiciens, n'entend que d'un seul côté. La musique lui vient de face. Alors que pour les musiciens qui sont dans l'orchestre, ça vient de tous les côtés. La musique est beaucoup plus une question d'espace. Pour moi, c'est une différence considérable. J'aime la musique plus que tout. J'ai un grand culte pour Jean-Sébastien Bach. Ce vieux bonhomme me donne de l'énergie. Et j'ai besoin d'énergie, maintenant. Alors j'écoute ses cantates les unes après les autres.

Vous aimez aussi lire les partitions, comme on lit un livre...

C'est mon ami le poète Georges Perros qui me l'a appris. Ce n'était pas un très bon pianiste, mais un excellent déchiffreur. Il me faisait chanter des lieder de Schubert, des mélodies de Duparc. On s'est rencontrés comme lecteurs pour la NRF. Au milieu de ces gens ultra parisiens, il avait quelque chose de différent. Moi-même, je n'étais pas à l'aise. Entre jeunes perdus, on s'est trouvés, et on ne s'est plus quittés. Par la suite, je lui ai fait lire tous mes manuscrits. Il me signalait les maladresses, très discrètement. Il avait toujours raison, c'était extraordinaire. Je n'ai jamais retrouvé un lecteur pareil.

Vous avez écrit quelque mille cinq cents livres. Qu'est-ce qui vous pousse à être aussi prolifique ?

J'ai besoin de tisser un cocon de mots pour me protéger du monde extérieur. Je n'écris pas pour me faire connaître. D'ailleurs, on dit souvent de moi que je suis un « inconnu célèbre » ou un « monument marginal ». J'écris beaucoup au fil de mes rencontres, qui ont été nombreuses. Mes livres sont des concentrés d'amitié avec des gens, morts ou vivants.


Vous avez beaucoup enseigné à l'étranger, en Egypte, en Grèce, en Angleterre, aux Etats-Unis... Où avez-vous le plus appris ?

En Egypte, l'année scolaire 1950-1951. C'était la dernière année de règne du roi Farouk. Il y avait un ministre de l'Education très francophile, qui avait essayé de mettre le français à égalité avec l'anglais dans l'enseignement secondaire égyptien. A cette époque-là, l'Egypte était une espèce de protectorat britannique qui ne disait pas son nom. Toutes sortes d'intellectuels essayaient de se dégager de cette emprise et l'apprentissage du français devait être un des points de libération. Pour ça, l'Egypte a fait venir un certain nombre de jeunes professeurs français.

J'avais une licence de philosophie et je me suis retrouvé dans une petite ville à 200 kilomètres du Caire, devant des classes de soixante élèves, beaucoup plus costauds que moi et qui ne savaient pas un mot de français. Du coup, j'ai communiqué avec eux par le tableau noir. Je faisais des dessins, que j'agrémentais de légendes parlées. Une bonne partie avaient complètement renoncé à comprendre, ils étaient très agités. C'était très dur. Mais j'ai appris à explorer des modes d'expression qui sont devenus par la suite des plaisirs artistiques.

Vous avez donc été confronté très tôt à la difficulté d'enseigner...

J'y avais déjà été confronté en France, avant l'Egypte ! La crise de l'enseignement dans notre pays, il y a très longtemps que ça dure, ce n'est pas nouveau, vous savez ! Elle a des racines très profondes, et je ne sais pas du tout comment ça va s'arranger. C'est un problème d'inadéquation des programmes, qui dure depuis la Seconde Guerre mondiale... Après la guerre, la population s'est divisée en deux couches. Les gens qui avaient vécu avant la guerre n'ont eu qu'une idée, quand elle a été finie : refermer cette parenthèse douloureuse et essayer de se retrouver comme ils étaient en 1937. Evidemment ça n'a pas marché.

“ La représentation du monde transmise par l'enseignement est profondément décalée par rapport à la réalité. ”

Et puis il y avait les jeunes comme moi, qui sortaient de la guerre en se rendant bien compte que l'empire français n'existait plus, que l'empire français était un mensonge. L'origine du malaise de l'enseignement, il faut aller la chercher jusque-là. Encore aujourd'hui, la représentation du monde transmise par l'enseignement est une représentation profondément décalée par rapport à la réalité.

Les Français ont eu beaucoup de mal à comprendre que le temps des empires coloniaux, c'était fini, puis que Paris, capitale de la culture universelle, c'était fini. On a essayé des réponses illusoires. Certains ont dit que la capitale de la culture universelle, c'était désormais New York. Des fonctionnaires de la culture ont une certaine tendance à dire qu'aujourd'hui c'est Berlin. Mais c'est tout à fait faux. Il n'y a plus de capitale de la culture universelle ! Ou plutôt si, il y en a beaucoup. Même aujourd'hui, la plupart des hommes politiques français ne comprennent pas cela.

C'est en particulier à cause de l'éducation hyper formatée qui continue d'être donnée en France. L'ENA est un instrument d'immobilisme considérable. On n'a pas du tout su tirer les leçons des événements de Mai 68. Depuis des années, on fait des réformes et des réformes de l'enseignement, dont le dénominateur commun est de ne rien réformer du tout. Elles ont compliqué les choses, perturbé aussi bien les enseignants que les élèves, parce qu'on a essayé dans un sens, puis comme ça ne marchait pas, on est revenu en arrière. Il ne faut pas simplement changer ce qui a été fait l'année précédente. Non, il faut changer ce qui était la règle il y a... presque cent ans !

Vous avez souvent été précurseur, notamment en 1962 avec Mobile, votre livre-collage sur les Etats-Unis, qui semble fait sur un ordinateur d'aujourd'hui. Quel regard portez-vous sur le livre numérique ?

C'est un nouveau support avec des possibilités extraordinaires ! On n'en est qu'aux premiers balbutiements... Si j'étais jeune, je me passionnerais pour ça. Je voudrais que les livres numériques deviennent une forme de livres d'artistes complètement nouvelle. Pour l'instant, malheureusement, l'obsession, c'est de réussir à faire une tablette qui ressemble le plus possible au livre papier, en reproduisant le grain, le feuilletage...

“ On ne parvient pas à appréhender le numérique comme quelque chose de tout neuf, ce qui est une erreur ”

Il ne faut pas imiter, il faut inventer ! Le numérique fait peur. On ne parvient pas à l'appréhender, à le travailler, à l'explorer comme quelque chose de tout neuf, ce qui est une erreur. Tous ces instruments numériques ont été mis au point par les banques, les milieux d'affaires. Ce sont des gens qui ont en général assez peu de sensibilité, donc ils ne comprennent pas ce qu'ils ont inventé. Pourvu qu'ils fassent un peu d'argent, c'est tout ce qu'ils veulent, mais ils n'essaient pas du tout de réfléchir à ce qu'ils ont entre les mains.

Les poètes ont peut-être un rôle à jouer...

Naturellement ! Il n'y a que les poètes pour nous guider à l'intérieur de ces nouveaux territoires. Prenez Twitter. Cent quarante caractères, c'est une contrainte prosodique respectable, comme on a inventé celle du sonnet au XVIe siècle. Evidemment très peu de gens sont capables d'en tirer des choses intéressantes, de même que très peu ont été capables de créer des sonnets intéressants, sur les millions qui ont été écrits dans l'histoire de la littérature.

Vous n'avez quand même pas abandonné vos célèbres cartes postales pour les courriels...

Non, je ne me suis mis aux mails qu'il y a deux ans, à 85 ans, et je m'en sers très peu. Je préfère effectivement mes bonnes vieilles cartes postales un peu transformées. Le mail n'est pas assez tactile, j'aime bien toucher les courriers. Tout comme j'aime toucher les livres pour leur manifester mon affection et mon respect. Quand j'étais petit, chaque année, avec mes parents, on nettoyait les livres, et j'aimais beaucoup cette cérémonie. Les Jules Verne et les Walter Scott étaient considérés comme des livres pour enfants qu'on pouvait manipuler sans ménagement. Mais Rousseau et Montesquieu, il fallait faire très attention en les dépoussiérant !

Michel Butor en huit dates

1926 Naissance à Mons-en-Barœul. A 3 ans, installation définitive à Paris.
1954 Premier roman, Passage de Milan.
1957 Prix Renaudot pour La Modification.
1967 Portrait de l'artiste en jeune singe, premier récit autobiographique.
1970 Hoirie-Voirie, illustré par Pierre Alechinsky.
1989 Improvisations sur Flaubert et Rimbaud.
2006 Début de la publication de ses œuvres complètes aux éditions de la Différence.
2012 Le Long de la plage, poèmes en musique avec le jazzman Marc Copland.