Michel Butor, aventurier du roman à l’insatiable curiosité
Un article de Muriel Steinmetz, publié dans L'Humanité, le vendredi 26 août 2016.
Romancier, poète, grand voyageur et ami des peintres, doté
d’une curiosité sans bornes, l’auteur de la Modification s’est toujours refusé
à être rangé dans un tiroir, même s’il s’agissait de celui, prestigieux, du
nouveau roman.
L’écrivain Michel Butor s’est éteint mercredi à
Contamine-sur-Arve (Haute-Savoie). Il avait quatre-vingt-neuf ans. Il naît à
Mons-en-Barœul (Nord) le 14 septembre 1926, troisième enfant d’une fratrie de
sept. Son premier roman, Passage de Milan, s’attachera d’ailleurs aux réseaux
complexes qu’impliquent les relations familiales. Il étudie à la Sorbonne et
prépare l’agrégation de philosophie (à laquelle il échoue), après avoir rédigé,
sous la direction de Gaston Bachelard, un mémoire sur « Les mathématiques et
l’idée de nécessité ». Le philosophe Jean Wahl l’emploie comme secrétaire. En
1946, c’est la rencontre avec André Breton. Les premiers poèmes de Michel
Butor, dans le recueil Travaux d’approche, sont manifestement marqués par le
surréalisme. Il enseigne les lettres et voyage de par le monde. Il est à noter
que ses trois romans d’envergure, Passage de Milan (1954), l’Emploi du temps
(1956) et la Modification (1957) – qui lui valut cette année-là le prix
Renaudot – furent composés en une courte période, entre son premier poste en
Haute-Égypte et un long séjour aux États-Unis. « Les tournants essentiels de
mon existence, nous disait-il en 2013, ont coïncidé avec des départs en voyage.
»
« Ce n’était même plus du nouveau roman ; c’était du nouveau
livre »
Ses pérégrinations autour de la planète l’ont conduit à
mener une double vie de globe-trotteur et d’écrivain. Des Amérique, il ramène
Mobile (1962), ouvrage à la disposition typographique originale qui fait
aussitôt scandale. « Je cherchais une forme pour parler de ce pays,
affirmait-il, et les critiques n’ont rien compris. On m’a traité de tous les
noms. » Cette incompréhension lui était restée sur le cœur, car, bien des
années plus tard, il nous en parlait encore en ces termes : « À cette époque,
les gens s’habituaient à l’idée du nouveau roman, mais, avec Mobile, ils étaient
complètement perdus. Ce n’était même plus du nouveau roman ; c’était du nouveau
livre. »
Blessé, contraint de se justifier, Michel Butor part vers d’autres
aventures. En 1965, il publie 6 810 000 litres d’eau par seconde, œuvre
inspirée par la vision des chutes du Niagara. Il se rend au Brésil, au Japon,
compose des livres en compagnie d’artistes et se consacre définitivement à la
poésie.
C’est en juin 2013 qu’il nous accordait un long entretien,
pour la sortie du beau livre " Une nuit sur le mont Chauve ", conçu et réalisé à
quatre mains avec le peintre catalan Miquel Barcelo. Il s’agit de subtiles
variations sur les danses macabres. On n’oublie pas, pour l’avoir croisé,
fût-ce une seule fois, le regard malicieux de cet homme d’âge vêtu d’une
salopette d’ouvrier, pleine de poches où ranger des crayons. La Modification
(Éditions de Minuit) eut l’effet d’un coup de tonnerre dans les lettres, avec
sa narration à la deuxième personne du pluriel. Il inventait là une forme
singulière du monologue intérieur, en transposant dans l’écriture un processus
d’anamorphose en perpétuel déséquilibre. Ce livre marquera toute une génération
d’écrivains, justifiant l’appartenance de Michel Butor à ce que l’on nommera «
l’école du regard », appellation qu’il avait en horreur. C’est qu’il rejetait
toute forme d’étiquetage. Il n’aimait pas du tout être rangé dans les tiroirs
du nouveau roman. « Je suis d’esprit indépendant, aimait-il à dire, je déteste
être mis dans le même sac que les autres, quand bien même j’admirais beaucoup
certains écrivains dits du nouveau roman. »
Doté d’une curiosité insatiable, à la tête d’une culture
encyclopédique vertigineuse, il sut abolir intelligemment les frontières entre
les genres. Il s’est volontiers voué à l’exploration de l’art de Mondrian,
Rothko, Delacroix, Giacometti, Vieira da Silva… Il fut le seul, de ses
contemporains immédiats (Claude Simon, Nathalie Sarraute, Alain Robbe-Grillet),
à oser l’acte poétique. On lui doit des milliers de pages riches de sens. Ses
œuvres parues aux Éditions de la Différence totalisaient déjà douze volumes il
y a trois ans. Et elles étaient encore loin d’être complètes ! « Il y a un tas
de mes textes qui n’ont pas été rassemblés », nous confiait-il. Ses textes, il
les donnait par préférence à de petites maisons d’édition, car, affirmait-il :
« Je suis contre la concentration capitaliste. »