En cliquant sur les onglets ci-dessus, vous pourrez retrouver les souvenirs de la venue de Michel Butor à Mons-en-Barœul le samedi 5 mars 2011 (Le retour dans sa maison natale, l'hommage à la Maison Folie du Fort de Mons et des moments émouvants avec notamment un vivat flamand et la découverte de l'iPad lors d'un repas à l'Hamadryade de Villeneuve d'Ascq). Le samedi 5 mars après midi Michel Butor a inauguré au musée Sandelin à St Omer une exposition qui lui était consacré (onglet St Omer). Nous avons ajouté les émotions du 18 mai 2012 à Mons (restaurant du Fort, découverte de la bibliothèque et vernissage dans la salle d'exposition du fort) et le lendemain lors d'une visite privée au musée de la piscine de Roubaix et son intervention à la médiathèque l'Odyssée à Lomme. Merci au groupe des amis de Michel Butor qui a permis à Michel Butor de retrouver sa ville natale.

Ouvrir les fenêtres, tendre la main

SPÉCIAL MICHEL BUTOR
PATRIOTE CÔTE D'AZUR • N°231 • Semaine du 16 au 22 mars 2018

Ouvrir les fenêtres, tendre la main avec Michel Butor
Par Mireille Calle-Gruber


« Il n’y a rien de plus utile en politique que la poésie. L’urgence passe par le développement des études dans le domaine des lettres et des langues », lesquelles sont « des fenêtres ouvertes les unes sur les autres (...), tous les problèmes fondamentaux passent par là ».

Voilà ce qu’écrit Michel Butor dans Utilité poétique, en 1995 et ses convictions, il n’aura cessé de les mettre en œuvre.

Après de telles déclarations, doit-on encore s’interroger pour savoir si Butor est un écrivain populaire ? Il l’est, bien sûr. Au sens le plus noble du terme. C’est-à-dire avec exigence, sans simplification réductrice.

Ouvrir avec lui les fenêtres des langues, c’est écrire pour tous, à l’adresse de tous, pour le bienfait de tous. C’est faire profession de foi – et Michel Butor était professeur, profondément, pas seulement en titre mais en actes et paroles. Butor a foi dans la transmission des textes, dans leur lecture et leur enseignement qui portent à la pluralité des interprétations, à la tolérance, au jugement critique. L’entretien que j’ai eu avec lui, il y a quelques années devant un amphithéâtre d’enseignants du secondaire, témoigne parfaitement de sa position.

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Michel Butor aimait les échanges avec les étudiants. Plus d’une fois, je l’ai invité en séminaire, à la Sorbonne Nouvelle, mais aussi, dès les années 1980 en Allemagne, à l’Université de Heidelberg, plus tard au Canada, à Queen’s University. Il était de plain pied avec les étudiants ; plus il prenait de l’âge et plus il était jeune avec eux : iconoclaste, transfrontalier, ludique. Et aussi sérieusement attentif aux formes, aux images de tous bords, et aux frontières qui sont riches de nos différences – car c’est à leurs frontières que se trouve le noyau des êtres.

Le secret de Michel Butor réside dans sa méthode. Ne jamais sacrifier à la vulgarisation, ne jamais penser « ils ne peuvent pas comprendre, c’est trop difficile », mais au contraire « ils peuvent tout lire, tout questionner et être questionnés par leurs questions ». « Ils » : les étudiants, les non-spécialistes et les non-intellectuels, et les politiciens pour peu qu’ils s’en donnent le temps. Michel Butor fait prendre le chemin (hodos), fait cheminer en sa compagnie ; il fait prendre conscience du pas à pas et du jour après jour, par quoi on approche ce qui semblait d’abord inabordable. Il semble découvrir avec son lecteur, pour lui et grâce à lui. C’est ainsi que l’un des écrivains les plus érudits du siècle, au savoir encyclopédique, parvient à rendre accessible son érudition qui n’est jamais obstacle ni ennui. Mais leçon d’éveil. De curiosité.

Le sujet dès lors importe peu : qu’il s’agisse de Rabelais ou de Jules Verne, de la peinture de la Renaissance ou de la photographie polaroïd, de Rimbaud, Flaubert, Balzac ou de nos soucis quotidiens qu’il rime en rhapsode de nos vocabulaires contradictoires, la dette, le racisme, le terrorisme, la guerre, les sans-papiers migrants et sans-abri, tout est terrain d’intelligence. De ses voyages, il rapporte des descriptions sans fin, de visages, d’objets, de paysages et de rituels qui sont chaque fois une vision du monde. Une leçon de vivre et de mourir.

Je prends un exemple, celui d’un texte ancien, réputé peu facile, Les Essais de Montaigne, dont Butor a écrit les préfaces lors de la réédition. Il analyse structure et fonctionnement d’un ouvrage fait de morceaux, comme nous dit Montaigne, « qui sommes de lopins », et qui est « construit pour égarer », dit Michel Butor, « afin qu’on ne puisse pas voir la façon dont il est échafaudé ». Les préfaces ont été en- suite réunies en un volume intitulé Essais sur les Essais (1968). Ce titre annonce non seulement l’exercice de la réflexion mais aussi la réflexivité par laquelle Butor tire une leçon de pen- sée de sa lecture de Montaigne dont il adopte la démarche.

Un échantillon suffira à la démonstration. Ce sont les pages dans lesquelles Butor relate le moment crucial où Montaigne compose ses études afin d’entourer de leur guirlande un texte de son ami Étienne La Boétie qu’il souhaite publier. Comment s’y prend Butor pour nous approcher, lecteurs des XXe-XXIe siècles, de l’œuvre débridée de Montaigne dans sa langue française du XVIe ?

Il donne, pour commencer la situation du moment où s’achève un long labeur :
« Le 1er mars 1580, surlendemain du 47e anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne signait un avis au lecteur pour présenter le fruit de neuf années d’essais. »
Après cette notation historique, il opère un flash back annoncé par un premier point qui montre son plan, sa stratégie : « 1) Petit dialogue d’introduction ». Suit l’ouverture dans la langue de Butor :
« Essayons de nous représenter Montaigne chez lui, lors de la rédaction du premier livre. Tout le monde attend de lui quelque chose. Il passe le plus clair de son temps dans la librairie à lire, annoter (...). Il en néglige ses affaires et sa famille. Écoutons ce qui l’ac- cueille quand il descend au moment des repas. »
Michel Butor ne rend pas compte, il représente, au présent, une scène de famille ; il donne ainsi de Montaigne une réalité familière qui « démonumentalise » son personnage. En outre, par l’injonction directe «Essayons» « Écoutons » il s’inscrit dans le processus heuristique tout en s’instituant guide de son lecteur avec qui il va faire un voyage initiatique dans l’œuvre de l’écrivain-ancêtre. En montrant le chemin, Butor indique comment cheminer. Il n’est pas supérieur au lecteur, il est son ami, son complice.

C’est alors que vient une première citation de Montaigne dans sa langue:
« Les plaintes qui me cornent aux oreilles sont comme cela : ‘‘Oisif ; froid aux offices d’amitié et de parenté et aux offices publiques ; trop particulier.’’ » Cette langue ancienne, voici qu’on la traduit aisément, tout en savourant le relief de certains mots tout chargés de leur poids étymologique – « offices », « particulier » – diminués dans notre langue d’aujourd’hui.
Après quoi, retour à la langue de Butor qui imagine « des conversations de ce genre » ; où l’on presse l’écrivain d’écrire, d’aboutir, de produire :
« Mais que faites-vous ?
- Je lis, j’écris vaguement.
- Quel genre de choses écrivez-vous ?
- Oh, je prépare la publication du Discours de la servitude volontaire de mon ami La Boétie.
(...)
Un peu plus tard : « Où en êtes-vous ?
- Je n’ai guère avancé
(...)
- En voyez-vous la fin ?
- De moins en moins»
Puis « Et ce fameux texte de votre ami La Boétie ?
- Cela va venir... »

En somme, Butor traduit la situation, la transpose, nous transporte au théâtre de Montaigne où se rejouent ses difficultés : on se représente sur le vif, mais aussi avec distance et humour, les affres de l’écrivain, l’indécence des questions (des soupçons) dont il est l’objet, l’incompréhension où la société tient le travail du texte et de la pensée. Qui connaît un tant soit peu les écrits de Butor a deviné que c’est de lui-même qu’il parle autant que de Montaigne. « Bientôt l’automne et qu’as-tu fait de ton été Michel Butor » s’apostrophe- t-il dans Collation. « Écrire. M’y re- mettre. Michel ! Écrire ». Butor témoigne ainsi de l’éternelle difficulté de l’écrivain à faire reconnaître son utilité, la spécifique économie que requiert la littérature.

C’est en somme par une relation d’empathie que procède Michel Butor : il épouse les gestes de celui qu’il étudie, adopte sa technique et ses processus, et les gestes de celui qu’il conduit : il écrit avec l’écrivain, lit avec le lec- teur ; et ce faisant, il forme l’esprit à la souplesse, à l’accueil de l’autre et son enseignement.

Le narrateur Butor devient ainsi, étrangement, une sorte de « témoin» de Montaigne : par touches, il vit et fait revivre son humeur mélancolique, son retrait et, à travers telle dédicace à sa femme, de la Consolation de Plutarque, les relations ambivalentes entre eux. Jusqu’à la nouvelle qui nous arrive « un beau jour » comme à Montaigne mais relayée par Butor :
« Mais vous savez, ce texte de La Boétie, il vient d’être publié, il fait d’ailleurs grand bruit, il paraît que c’est calviniste... »

Si bien que lorsque suit, bientôt, une longue citation de La Boétie en langue du XVIe, sa lecture en a été préparée : le lecteur l’attend, et il expérimente à son tour le texte de La Boétie au moment où il en apprend la perte. On a volé à Montaigne l’écrit de son ami, on l’a dénaturé, le cœur et la raison des Essais ont disparu. Les Essais de Montaigne gravitent désormais autour de ce secret : un centre vide et, par suite l’énergie centrifuge de l’écriture qui va se faire autrement l’écho de l’ami in absentia.

On note que Butor a procédé à la manière de Montaigne : il n’a pas hésité à mêler les genres et les langues ; il a construit tout un encadrement, un aménagement scénarisé, modernisé et studieux afin de nous porter par étapes jusqu’à la lisibilité des œuvres de Montaigne et La Boétie. Il s’est fait truchement, passeur ; il a fait des deux écrivains d’autrefois nos « contemporains ».

Butor nous a donné également la méthode, transposable à tout corpus: générosité, accueil et patience envers l’inconnu ou l’étrange(r). Lire écrire, c’est entrer dans une communauté d’amis sans fin.
Davantage : Michel Butor nous a donné un secret : la littérature s’écrit avec le manque et le deuil. Elle se décentre, se déplace sans cesse à la recherche de l’autre. La littérature, c’est ouvrir portes et fenêtres. 

Tendre la main.

Professeur des Universités et écrivain, Mireille Calle-Gruber travaille à la croisée de la littérature, des arts et de la philosophie. Après avoir longtemps exercé pour les Affaires étrangères dans des instituts français et des universités à l’étranger, elle a dirigé le Centre d’études féminines à Paris 8 puis, professeur à la Sorbonne Nouvelle, a créé un Centre d’études féminines et genres / Littératures francophones. Elle est membre de l’Académie des Arts et Lettres de la Société Royale du Canada depuis 1997.
Publications une trentaine d’ouvrages, dont :
Histoire de la littérature française du XXè siècle (Champion, 2001)
Assia Djebar, ou la résistance de l’écriture. Regards d’un écrivain d’Algérie (Maison- neuve et Larose, 2002)
Claude Simon. Une Vie à écrire, biographie (Seuil, 2011)
A dirigé l’édition des Œuvres Complètes de Michel Butor à La Différence (2006-2010)
Jacques Derrida, La distance généreuse (La Différence, 2009)