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Michel Butor sur France 3 |
Les articles de presse en 2012 lors du retour de Michel Butor à Mons-en-Barœul


Naissance à Mons-en-Barœul.
A 3 ans, installation définitive à Paris.
1954 Premier roman,
1957 Passage de Milan.
1967 Prix Renaudot pour La Modification.
1970 Portrait de l'artiste en jeune singe, premier récit
autobiographique.
1989 Hoirie-Voirie, illustré par Pierre Alechinsky.
2006 Improvisations sur Flaubert et Rimbaud.
2012 Début de la publication de ses œuvres complètes aux éditions de la Différence.
Le Long de la plage, poèmes en musique
On l’appelle « l'inconnu célèbre ». A 86 ans, l'auteur aux
mille cinq cents livres s'enthousiasme pour le numérique, peste contre notre
système éducatif, compare Twitter aux sonnets...
Michel Butor
Propos recueillis par Marine Landrot Photos Rudy Waks pour
Télérama
Solide comme un roc, avec son éternelle salopette vert
sapin, sa barbe très Hubert Reeves et sa bienveillance rieuse, Michel Butor
ouvre la grille blanche de sa maison « A l'écart », posée derrière l'église de
Lucinges, en Haute-Savoie. Une demeure de bric et de broc sur laquelle il a
écrit un poème. II a le pas léger, et c'est comme une apparition sur la neige.
Les trois chiens sont dans leurs cages, à côté du piano qui
s'est tu depuis la mort de sa femme Marie-Jo, il y a deux ans. A 86 ans,
l'homme escalade sûrement le colimaçon de bois qui mène à son immense bureau où
se regardent trois tables, signe de la démultiplication permanente de cet écrivain
prolifique. Etiqueté chef de file du nouveau roman, avec la parution en 1957 de
La Modification (qui vouvoyait le lecteur et décrivait par le menu le voyage
ferroviaire d'un homme en route vers Rome), Michel Butor a ensuite
définitivement rompu avec ce genre littéraire.
Philosophe, poète, auteur de livres d'artistes, d'albums
pour enfants, professeur, théoricien sur la musique, la peinture, la
littérature, photographe, il n'a cessé de parcourir le monde, à la recherche du
renouvellement perpétuel. Inclassable, insaisissable, en mouvement permanent,
Michel Butor pourrait aisément reprendre à son compte la devise de Jules Berry
dans Les Visiteurs du soir: « Oublié dans son pays, inconnu ailleurs, tel est le
destin du voyageur... » Si son nom d'oiseau est familier à tous, peu
connaissent l'œuvre foisonnante de ce flâneur invétéré, que les éditions de la
Différence ont entrepris d'éditer intégralement, l'année de ses 80 ans. Michel
Butor continue de participer activement à ce travail titanesque, loin d'être
achevé.
Nous sommes assis dans votre bureau, et ce qui frappe, c'est
le silence absolu...
J'ai choisi cette maison, avec ma femme, pour ses qualités
acoustiques. En montagne, le bruit monte de la vallée. Si on est sur les
pentes, les routes font des lacets, on entend les automobiles changer de
vitesse pour virer, et c'est une véritable gêne sonore. Dans cette maison, je
n'entends que les bruits naturels. Le vent dans les arbres, le coulis du
torrent, les rires des enfants dans la cour de récréation, le chant des
oiseaux, les cloches de l'église.
J'ai besoin de silence, parce que, avec le temps, je suis
devenu de plus en plus sensible. J'ai perdu une partie de l'audition, mais
paradoxalement, au fil des années, l'écriture a aiguisé ma perception de ce qui
m'entoure, et j'ai besoin de me mettre « à l'écart », comme le dit le nom de
cette maison. La photographie a beaucoup affiné ma perception visuelle.
Autrefois, au temps du noir et blanc, le photographe était celui qui comprenait
ce que devenait une image lorsque la couleur en était partie. Depuis, je
réussis à analyser le rôle de la couleur à l'intérieur de ce que je vois. Le
nouveau roman a aussi été pour moi une école du regard. Pour pouvoir décrire
parfaitement les choses, je me suis mis à les observer avec beaucoup plus de
précision. Puis, quand j'ai écrit sur la musique, je me suis mis à faire
attention à la façon dont les mots résonnaient, dont j'entendais le bruit du
monde. Ce qui fait que je perçois la réalité avec une acuité un peu
particulière...
Cela vient-il aussi de votre mère, qui était sourde?
Ma mère est devenue sourde à son dernier accouchement. Ça a
été pour moi une très grande perte, un très grand malheur. C'est une des
raisons pour lesquelles je n'ai pas continué le violon, parce qu'elle ne
pouvait plus m'entendre. Elle avait une surdité absolue. Le nerf auditif ne
répondait plus. A cette époque-là, la langue des signes n'était pas du tout
développée. Elle a donc appris à lire sur les lèvres. Ma grand-mère, qui n'a
pas admis la surdité de sa fille, n'a jamais voulu apprendre à articuler
convenablement. Tous les soirs, elle écrivait le compte rendu de la journée
pour ma mère, que cela exaspérait prodigieusement, et qui ne le lisait pas.
Pendant des années, je me suis endormi en voyant, par ma porte entrebâillée,
ces deux femmes ne pas réussir à dialoguer, ça se terminait souvent par des
larmes. Ça a été très important dans mon enfance. En revanche, la lecture sur
les lèvres marchait très bien avec ses enfants. II nous fallait articuler les
sons, mais il n'y avait pas besoin de les émettre. Donc pendant que les autres
parlaient entre eux, nous pouvions avoir avec ma mère des conversations
silencieuses passionnantes, que personne n'entendait, qu'elle seule percevait.
Avec elle, nous pouvions parler autrement qu'avec les autres, parce que nous
pouvions parler silencieusement. Articuler de la sorte m'a beaucoup préparé
pour mon rôle de récitant dans des œuvres musicales.
Qu'aimez-vous dans ce rôle de récitant ?
Etre à l'intérieur de l'orchestre, et donc entendre la
musique autrement que dans le public. Généralement, lors d'un concert, les
musiciens sont sur scène et le public face aux musiciens, n’entend que d’un
seul côté. La musique lui vient de face. Alors que pour les musiciens qui sont
dans l’orchestre, ça vient de tous les côtés. La musique est beaucoup plus une question
d'espace. Pour moi c’est une différence considérable. J’aime la musique plus
que tout. J’ai un grand culte pour Jean-Sébastien Bach. Ce vieux bonhomme me
donne de l'énergie. Et j'ai besoin d'énergie maintenant. Alors j'écoute ses
cantates les unes après les autres.
Vous aimez aussi lire les partitions comme on lit un
livre...
C'est mon ami le poète Georges Perros, qui me l'a appris. Ce
n'était pas un très bon pianiste, mais un excellent déchiffreur. Il me faisait
chanter des lieder de Schubert, des mélodies de Duparc. On s'est rencontrés
comme lecteurs pour la NRF. Au milieu de ces gens ultra parisiens, il avait
quelque chose de différent. Moi-même, je n'étais pas à l'aise. Entre jeunes
perdus, on s'est trouvés, et on ne s'est plus quittés. Par la suite, je lui ai
fait lire tous mes manuscrits. Il me signalait les maladresses, très
discrètement. Il avait toujours raison, c'était extraordinaire. Je n'ai jamais
retrouvé un lecteur pareil.
Vous avez écrit quelque mille cinq cents livres. Qu'est-ce
qui vous pousse à être aussi prolifique ?
J'ai besoin de tisser un cocon de mots pour me protéger du
monde extérieur. Je n'écris pas pour me faire connaître. D'ailleurs, on dit
souvent de moi que je suis un « inconnu célèbre » ou un « monument marginal ».
J'écris beaucoup au fil de mes rencontres, qui ont été nombreuses. Mes livres sont des concentrés d'amitié avec
des gens, morts ou vivants.
Vous avez beaucoup enseigné à l'étranger en Egypte, en
Grèce, en Angleterre, aux Etats-Unis...
Où avez-vous le plus appris ?
En Egypte, l'année
scolaire 1950-1951.C'était la dernière année de règne du roi Farouk. Il y avait
un ministre de l'Education très francophile, qui avait essayé de mettre le
français à égalité avec l'anglais dans l'enseignement secondaire égyptien. A
cette époque-là, l'Egypte était une espèce de protectorat britannique qui ne disait
pas son nom. Toutes sortes d'intellectuels essayaient de se dégager de cette
emprise et l'apprentissage du français devait être un des points de libération.
Pour ça, l'Egypte a fait venir un certain nombre déjeunes professeurs français.
J'avais une licence de philosophie et je me suis retrouvé dans une petite ville
à 200 kilomètres du Caire, devant des classes de soixante élèves beaucoup plus
costauds que moi et qui ne savaient pas un mot de français. Du coup, j'ai
communique avec eux par le tableau noir. Je faisais des dessins, que
j'agrémentais de légendes parlées. Une bonne partie avaient complètement
renoncé à comprendre, ils étaient très agités. C'était très dur. Mais j'ai
appris à explorer des modes d'expression sont devenus par la suite des plaisirs
artistiques
« Autrefois, au temps du noir et blanc, le photographe était
celui qui comprenait ce que devenait une image lorsque la couleur en était
partie ».
Vous avez donc été confronté très tôt à la difficulté d'enseigner...
J'y avais déjà été
confronté en France, avant l'Egypte! La crise de l'enseignement dans notre
pays, il y a très longtemps que ça dure, ce n'est pas nouveau, vous savez !
Elle a des racines très profondes, et je ne sais pas du tout comment ça va
s'arranger. C'est un problème d'inadéquation des programmes, qui dure depuis la
Seconde Guerre mondiale... Après la guerre, la population s'est divisée en deux
couches. Les gens qui avaient vécu avant la guerre n'ont eu qu'une idée, quand
elle a été finie : refermer cette parenthèse douloureuse et essayer de se
retrouver comme ils étaient en 1937- Evidemment ça n'a pas marché.
Et puis il y avait les jeunes comme moi, qui sortaient de la
guerre en se rendant bien compte que l'empire français n'existait plus, que
l'empire français était un mensonge. L'origine du malaise de l'enseignement, il
faut aller la chercher jusque-là. Encore aujourd'hui, la représentation du
monde transmise par l'enseignement est une représentation profondément décalée
par rapport à la réalité.
Les Français ont eu beaucoup de mal à comprendre que le
temps des empires coloniaux, c'était fini, puis que Paris, capitale de la
culture universelle, c'était fini. On a essayé des réponses illusoires.
Certains ont dit que la capitale de la culture universelle, c'était désormais
New York. Des fonctionnaires de la culture ont une certaine tendance à dire
qu'aujourd'hui c'est Berlin. Mais c'est tout à fait faux. Il n'y a plus de capitale
de la culture universelle ! Ou plutôt si, il y en a beaucoup. Même aujourd'hui,
la plupart des hommes politiques français ne comprennent pas cela. C'est en
particulier à cause de l'éducation hyper formatée qui continue d'être donnée en
France. L'ENA est un instrument d'immobilisme considérable. On n'a pas du tout
su tirer les leçons des événements de Mai 68. Depuis des années, on fait des réformes
et des réformes de l'enseignement, dont le dénominateur commun est de ne rien
réformer du tout. Elles ont compliqué les choses, perturbé aussi bien les
enseignants que les élèves, parce qu'on a essayé dans un sens, puis comme ça ne
marchait pas, on est revenu en arrière. Il ne faut pas simplement changer ce
qui a été fait l'année précédente. Non, il faut changer ce qui était la règle
il y a... presque cent ans !
Vous avez souvent été précurseur, notamment en 1962 avec
Mobile, votre livre-collage sur les Etats-Unis, qui semble fait sur un
ordinateur d'aujourd'hui. Quel regard portez-vous sur le livre numérique ?
C'est un nouveau support avec des possibilités
extraordinaires ! On n'en est qu'aux premiers balbutiements... Si j'étais
jeune, je me passionnerais pour ça. Je voudrais que les livres numériques
deviennent une forme de livres d'artistes complètement nouvelle. Pour
l'instant, malheureusement, l'obsession, c'est de réussir à faire une tablette
qui ressemble le plus possible au livre papier, en reproduisant le grain, le
feuilletage... Il ne faut pas imiter, il faut inventer ! Le numérique fait
peur. On ne parvient pas à l'appréhender, à le travailler, à l'explorer comme
quelque chose de tout neuf, ce qui est une erreur. Tous ces instruments
numériques ont été mis au point par les banques, les milieux d'affaires. Ce
sont des gens qui ont en général assez peu de sensibilité, donc ils ne
comprennent pas ce qu'ils ont inventé. Pourvu qu'ils fassent un peu d'argent,
c'est tout ce qu'ils veulent, mais ils n'essaient pas du tout de réfléchir à ce
qu'ils ont entre les mains.
Les poètes ont peut-être un rôle à jouer...
Naturellement! Il n'y a que les poètes pour nous guider à
l'intérieur de ces nouveaux territoires. Prenez Twitter. Cent quarante
caractères, c'est une contrainte prosodique respectable, comme on a inventé
celle du sonnet au XVIe siècle. Evidemment très peu de gens sont capables d'en
tirer des choses intéressantes, de même que très peu ont été capables de créer
des sonnets intéressants, sur les millions qui ont été écrits dans l'histoire
de la littérature.
Vous n'avez quand même pas abandonné vos célèbres cartes postales
pour les courriels...
Non, je ne me suis mis aux mails qu'il y a deux ans, à 85
ans, et je m'en sers très peu. Je préfère effectivement mes bonnes vieilles
cartes postales un peu transformées. Le mail n'est pas assez tactile, j'aime
bien toucher les courriers. Tout comme j'aime toucher les livres pour leur
manifester mon affection et mon respect. Quand j'étais petit, chaque année, avec
mes parents, on nettoyait les livres, et j'aimais beaucoup cette cérémonie. Les
Jules Verne et les Walter Scott étaient considérés comme des livres pour
enfants qu'on pouvait manipuler sans ménagement. Mais Rousseau et Montesquieu,
il fallait faire très attention en les dépoussiérant !
« Je voudrais que les livres numériques deviennent une forme
de livres d'artistes complètement nouvelle. »