Familier de Baudelaire, Rimbaud ou Balzac, Michel Butor vient de publier une anthologie sur Victor Hugo, expliquant en préambule qu'il n'aime pas les anthologies. Quelques heures avec Michel Butor, c'est comprendre le destin d'un flâneur curieux, d'un observateur exceptionnel, d'un nomade de l'écriture qui avance, les yeux ouverts sur le monde. Interview.
[Extraits. Retrouvez l'intégralité de l'interview de Michel
Butor dans Lire de juin 2016, en kiosque.]
Dans le " groupe " du nouveau roman auquel on vous
rattache volontiers, y a-t-il des écrivains que vous avez appréciés ?
Ça dépend, il y avait là-dedans des gens que j'aimais
beaucoup. Nathalie Sarraute, je l'ai revue souvent, je l'appréciais. Il y en
avait dont j'estimais la littérature, mais qui ont été tellement ignobles à mon
égard que c'était difficile. Un en particulier, dont je ne veux pas
parler.
Alors parlons de vos passions et, parmi elles, celle de la
traduction.
J'ai toujours été fasciné par les langues et donc par les
langues étrangères, mais je ne suis pas très doué. Je fais des conférences en
anglais et j'ai un accent français à couper au couteau, ça m'inhibe. J'ai
cependant traduit beaucoup de textes philosophiques dans ma jeunesse, puis une
comédie de Shakespeare. Je pense d'ailleurs que ma traduction n'est pas bonne,
seulement on me l'avait demandée, et j'ai été flatté. Je trouvais passionnant
d'entrer dans une comédie de Shakespeare. Dans mes livres, il y a beaucoup de
traductions. Dans Mobile, par exemple, il y a un montage de traductions souvent
traîtresses. Fidèles mais avec une certaine méchanceté quelquefois.
Que voulez-vous dire par de la méchanceté dans une
traduction ?
Par exemple, j'ai traduit un texte de Jefferson. Un
personnage extraordinaire qui a rédigé la Déclaration d'indépendance et qui, en
même temps, était architecte. Mais il était tout de même raciste. Or, aux
Etats-Unis, il est considéré comme le patron des antiracistes. J'ai choisi un
texte qui s'appelle Notes sur l'Etat de Virginie et pris des passages qui sont
accablants. Ça, c'était un peu méchant. Ce qui n'enlève en rien mon admiration
pour Jefferson. Mais certaines choses ne s'accordent pas avec l'image qu'on
voudrait en donner.
Ecriture, traduction, vous avez toujours l'obsession de la
langue ?
Je n'en ferai jamais le tour. Ça, je suis tranquille,
j'espère avoir quelques années, mais je sais bien que je n'en aurai jamais
fini.
Comment se déroule la journée de Michel Butor ?
Je me lève tôt. Je prépare mon litre de thé. Puis, après la
douche, je promène le chien. Quand je rentre, le courrier est arrivé et, en
général, ce courrier exige des réponses, et je prends le temps d'y réfléchir.
Après le casse-croûte, je fais la sieste. Mais ça, c'est très récent. Avant, je
m'installais tout de suite à ma table de travail pour éviter l'endormissement.
Depuis un an, je me mets dans ce fauteuil, qui s'appelle le modèle Mozart. Je
me glisse dans les bras de Mozart et je dors. Puis, j'écris. Je fais des livres
d'artistes. Je rédige des poèmes. J'ai de nombreux correspondants fidèles que
je n'ai jamais rencontrés.
Que préparez-vous en ce moment même ?
J'ai plusieurs livres d'artistes en gestation. Egalement un
texte sur les graines, à partir de photos. J'ai envie de raconter l'histoire de
Jack et le Haricot magique à ma manière. Et un autre texte pour un concert avec
un ami pianiste, Jean-François Heisser [directeur musical de l'orchestre
Poitou-Charentes]. J'ai fait avec lui les Variations Diabelli de Ludwig van
Beethoven (Dialogue avec 33 variations), pas moins de vingt concerts. J'aime
beaucoup, car c'est nouveau à chaque fois. Et même si j'ai entendu ces
Variations mille fois.
Jean-François Heisser apprécie énormément la musique
espagnole. Il a envie de tenter quelque chose sur les Goyescas de Granados ?
Vous imaginez bien que ça m'intéresse tout particulièrement, à cause de la
relation entre la peinture et la musique. Mais, là, il n'est pas question que
j'improvise. Il faut que j'écrive pour être bien arrimé. J'y arriverai, je me
fais confiance. Ça doit marcher.
Et puis il y a cette anthologie sur Hugo que vous venez de
publier, même si vous écrivez en préambule que vous n'aimez pas beaucoup les
anthologies.
Oui, je préfère qu'on lise le texte, mais l'anthologie peut
être utile. Il faut donner envie de connaître. Hugo est un immense grenier
rempli de choses de toutes sortes.
Vous l'aimez parce qu'il est prolifique, qu'il en fait
" trop ", qu'il n'est pas apprécié de tous...
J'ai toujours été fasciné par lui. Il a énormément écrit et
il a une variété d'inspiration extraordinaire. Il a été très insulté aussi. Par
des gens qui haïssaient Hugo. Il représentait tout ce qui faisait peur a des
hommes comme Maurras : l'abolition de l'esclavage, le socialisme, le féminisme,
l'intérêt pour les criminels. Ils voulaient le détruire. Hugo était très
engagé, il ne faut pas l'oublier.
Vous aussi, l'actualité vous intéresse. Vous dites que vous
êtes particulièrement choqué par la situation de ceux qu'on appelle les
migrants.
Quand j'étais adolescent, pendant la " drôle de
guerre ", j'étais à Evreux. Et tout ce qui se passe aujourd'hui me rappelle
beaucoup de choses brûlantes. Car, à Evreux, nous avons vu d'abord les réfugiés
du nord qui fuyaient. Pendant une semaine, nous sommes allés leur distribuer
des sandwichs. Puis, c'est nous qui sommes partis. A Paris puis à Pau et à
Tarbes où nous avions de la famille. Nous étions des privilégiés. Mais je sais
ce que signifie le mot " fuir " et je suis scandalisé quand des gouvernements
font la distinction entre réfugiés politiques et économiques. Ça, ça me
brûle.
Cette notion de migrant est une erreur. On est dans tout
autre chose. Le migrant, c'est quelqu'un qui fait un voyage régulier d'un point
à un autre comme les oiseaux migrateurs. Le butor, par exemple, est un oiseau
migrateur. Tandis que là, ce sont des gens qui fuient les massacres. Ils ne
sont pas réfugiés puisqu'ils cherchent leur refuge. Il faut trouver un nouveau
mot qui ne soit pas menteur. Une fois qu'on l'aura trouvé, il y aura un grand
progrès de fait.
Toujours chercher le mot juste ?
Les mots nous tuent et ils peuvent nous sauver. Il faut donc
guérir la langue et lui permettre de se développer. Elle en a grand
besoin.
Biobibliographie
Né en 1926 à Mons-en-Barœul, Michel Butor arrive à Paris à
l'âge de 3 ans. Jusqu'en 1991, il exerce le métier de professeur de littérature
en France, en Egypte, aux Etats-Unis, puis à l'université de Nice et enfin à
celle de Genève. Poète depuis quelques années déjà, il se fait connaître du
grand public avec La Modification en 1957 (prix Renaudot), se rattachant alors
au mouvement du nouveau roman (avec Nathalie Sarraute, Claude Simon, Alain
Robbe-Grillet...).
Mais, dès 1960, il s'éloigne de la forme romanesque pour composer
des ouvrages comme Mobile, en 1962, qui se caractérise par sa technique de
collage littéraire. Outre sa poésie, ses récits de voyage et ses essais
littéraires (Répertoire, I à V), il collabore avec des peintres et des
plasticiens pour composer avec eux des " livres objets ". Il écrit
également des textes pour des pièces musicales (avec Henri Pousseur en
particulier). En 2006, la publication de ses œuvres complètes a commencé aux
éditions de la Différence.
Hugo par Michel Butor, 168 pages, Buchet-Chastel, collection
" Les auteurs de ma vie ", 12 €.